Pour les beaux yeux de Lassie (et les sales yeux d'Ada')

Il y en avait de plus en plus. Ou alors, c'était qu'elle les remarquait alors qu'elle n'y prêtait auparavant aucune attention : en tout cas, Lassie avait l'impression que les traces vertes augmentaient en nombre au fil des jours. Dans son éternelle quête de nourriture, elle tombait sur des rats morts - mordus, mais pas mangés, comme si on avait tué pour le plaisir, comme si on s'était bêtement amusé dans le sadisme le plus primaire... Et ça puait, mais comme ça puait ! Plus que l'odeur de la mort elle-même, plus que celle de la chair en décomposition - il y avait autre chose, quelque chose qu'elle ne comprenait pas. Et tout ça avait un point commun : la morve fluo verdâtre dégueu.

Erk. Lassie, désirant fuir ces choses-là, s'était terrée dans l'ancien jardin d'une ancienne jolie petite maisonnette - le terrain vague d'un champ de ruines. C'était cocasse, parce que le jardin contenait encore une niche en bonne état, et c'était là que la colley avait établi son quartier général pour la journée.

Le museau pointant au dehors, elle vit un chien marcher sur ce qu'il restait du trottoir. Un chien horrible, issu de ces races répugnantes qui survivaient si bien. Un mâle potentiellement fort et puissant. Alors, Lassie l'interpella d'un petit couinement apeuré et faible - c'est qu'elle jouait bien la comédie, la bougresse !

Faim. Adaïmanthe avait faim et il fallait manger.
Un premier rat mort, un bon rat mort. Il se brisa entre ses crocs et termina dans son gosier; il y en avait un second aussi et plein d'autres! Tous un par un ils finirent dans le gouffre qui lui servait d'estomac. C'était comme une piste qui lui avait été tracé, alors le bull la suivait sereinement en se délectant de chaque infâme petite vermine déjà pré-chassée. C'est comme si quelqu'un avait pris soin de le nourire. Quelle charmante attention. Une substance verte? Peu importe, rien qu'un assaisonnement de plus avec la crasse et la poussière.

Un couinement.
Ada redressa aussitôt la tête et fonça comme une bête folle en sa direction. Un semblable.

- Wouarf. Aboya t-il bêtement en penchant la tête sur le coté. Qu'avait donc cette chienne? Allait-elle mourir? Adaïmanthe s'inquièta. Il s'inquiètait toujours pour les siens. Mais au pire ce sera une source de nourriture. Adaïmanthe la renifla de haut en bas et de long en large.

- Mwroufl.. Il l'inspecta et décidément il ne connaissait pas ce qu'on appelait l'espace personnel.

Il réagit mieux qu'elle l'avait espéré. Beaucoup mieux. Beaucoup trop mieux.

Inquiétée par tant de familiarités, Lassie s'enfonça au fond de la niche. Elle était acculée, elle n'aimait pas ça, alors elle se mit à gronder. Oh, elle ne voulait pas vraiment le faire fuir, mais avoir un peu d'air respirable ce serait déjà bien. En plus, elle n'avait pas vu son anomalie faciale - mais maintenant qu'elle l'avait en face d'elle... Erk. Double erk. A croire que tous les mâles du coin avaient été salement amochés ! Sauf le mignon petit Caporal, en fait.

Mais... du coup, il voyait mieux ? Ou il voyait pire ? Et c'était contagieux, son machin, là ?

Elle grogna. Elle était énervée? Elle avait les vers?
Adaïmanthe s'assit aussitôt et sagement lorsqu'elle gronda.

- Humpf. Il l'a fixa de ses multiples petits yeux, il essayait de la distinguer comme il pouvait car à vrai dire avec ses quatre yeux il voyait à peine mieux qu'un autre avec un seul œil. Là, il se mit à haleter bruyamment et à baver abondamment.

Oh! Si elle grommelait c'est qu'elle devait avoir faim. Il s'empressa d'aller chercher un autre rat mort et de lui envoyer sous le nez. Tiens, bonne appétit princesse. Tout fier de lui il haleta d'autant plus bruyamment, les yeux clos tant il y était joyeux, allongé de tout son long comme les pitbulls avaient l'habitude de faire.

Maintenant, elle reprendrait le sourire et ils seraient amis, il en était certain.

La réaction du chien la déconcerta. Alors qu'elle s'attendait à plus de résistance, il s'était reculé au premier grondement. Et puis, il était parti au quart de tour, retournant à la rue d'où il était venu. Lassie en fut soulagée et ne pensa plus qu'à respirer un bon bol d'air pollué - se retrouver acculée l'avait mise très mal à l'aise. Elle sortit donc en vitesse de la niche et eut à peine le temps de s'étirer une patte que, déjà, le molosse revenait à la charge.

N'ayant que le champ de ruines derrière elle, elle oublia la fuite et se campa sur ses quatre pattes en sentant ses poils se hérisser, telle une chatte qu'on aurait sorti de sa sieste. Et puis... la bestiole lui abandonna un vieux rat crevé avant de se coucher, apparemment très content.

Elle ne bougea pas, perplexe, se contentant de le fixer en fronçant le museau - comme pour lire en lui ses intentions. Mais, après plusieurs longues secondes d'intense fixation, elle dut se faire une raison : elle ne comprenait pas. Elle ne voyait que du vide. De l'air. Comme si le cerveau du chien était plein d'air. Il avait un air innocemment béat sur le visage et son regard ne reflétait aucune étincelle de malice - en fait, il avait juste l'air... con. Profondément con. Soit il était un très bon acteur, meilleur qu'elle, soit c'était la vérité.

Lassie voulut rester méfiante, mais elle ne pouvait nier qu'il venait de lui offrir de la nourriture. Pourtant, rien ne l'y avait obligé, et il ne gagnerait rien d'une telle action... Alors pourquoi s'être donné ce mal, s'il jouait la comédie ? Non, décidément, la colley ne comprenait pas : mais elle se persuada qu'il devait être très intelligent et qu'il faisait juste semblant.

- Tu... Tu peux le manger. Le rat.

Elle n'avait pas très envie de goûter à cette chose pleine de la bave du chien blanc. Et si c'était un piège ? Qu'il le mange, pour prouver sa bonne foi !

Elle refusa le rat. Peut-être était-elle malade?
Adaïmanthe s'était inquiété pour elle l'instant d'une seconde, le temps de ravaler sa salive et fermer sa grande gueule béante. Puis finalement il accepta et se jeta sur le rat avant de se relever. Le voilà qui était mal, il avait mangé devant elle le repas qu'il lui avait si gentiment offert. Maintenant qu'il n'y avait plus rien pour le corrompre il se remit à s’inquiéter pour la belle chienne et couina comme un chiot.

Elle était peut-être sur le point de mourir? Il la renifla pour s'en assurer. Elle ferait un bon gros repas en tout cas. Non, les poils c'était trompeur, elle n'était certainement pas si rondelette que ça.

Adaïmanthe tourna une fois sur lui même. Puis deux fois.
Il s'arrêta nette les oreilles droites et fonça comme un dératé sur un quelconque rongeur qui venait de passer sous leurs museaux, un peu plus loin. En un coup de croc - en parti dans le sol surtout - le bâtard parvint à capturer l'animal et... Il le goba, claquant sa mâchoire au niveau de la nuque pour lui sectionner la tête. Il n'y avait rien de meilleur et de plus revigorant que la tête.

Tout joyeux, la queue se balançant de gauche à droite à toute vitesse, Â se redirigea vers sa petite protégé et lui déposa la tête de l’écureuil ou quoi que ce fût au sol, devant ses pattes. D'un petit coup de museau, il la fit rouler jusqu'à la femelle.

- Ouurf. Aboya t-il fièrement, la queue fouettant le sol poussiéreux aussi rapidement que les hélices d'un hélicoptère. Quel adorable petit chien.

Il n'hésita pas à avaler tout rond le rat, faisant presque regretter à Lassie de ne pas y avoir goûté. Elle s'était attendue à un piège, à une combine derrière ce cadeau qui, décidément, ne pouvait pas être gratuit - ce n'était pas comme ça que les choses marchaient dans le coin. Mais en fait, non, c'était juste un bête rat rapporté par un bête chien. Elle fut déçue.

Elle fit la moue quand il vint la renifler de plus près mais, n'ayant plus le cœur à le chasser, le laissa faire sans trop broncher. Peut-être avait-il retenu la leçon, car il lui laissait déjà plus d'espace qu'au tout début - ou peut-être n'était-ce là qu'une bienheureuse coïncidence. En tout cas, le cabot se faisait déjà moins dérangeant, mais voici qu'il recommençait à s'agiter. Il tourna sur lui-même avant de se précipiter une nouvelle fois dans la rue. La colley ne bougea pas, observant son gros derrière blanc de loin, jusqu'à entendre un craquement sec qui la fit sursauter.

Un autre rat ? Non, c'était un autre rongeur, un gros truc à moitié muté dont il était déjà difficile d'identifier l'espèce de base. Quelle gentillesse d'avoir abrégé ses souffrances... Et quelle plus grande gentillesse encore d'offrir un présent à une parfaite inconnue. Mais l'inconnue en question, Princesse, négligeant son instinct de survie, leva le museau bien haut devant l'offrande. Plus par orgueil que par dégoût, en vérité.

- Tu peux aussi le manger.

Repartirait-il chasser ? Combien de fois serait-il prêt à le faire ?
...
De peste, Lassie devint subitement un ange, et elle baissa sur son nouvel ami un adorable sourire, le plus aimable qui soit. D'une voix drastiquement plus douce, elle lui fit :

- Je n'ai pas faim. Mais tu es très gentil, toi ! Merci beaucoup pour la nourriture. Tu veux qu'on soit amis ?

Peut-être avait-elle touché le gros lot, finalement. En tout cas, au vu de la force de sa mâchoire et des muscles de molosse qui le rendaient si gros, Lassie se dit qu'elle pourrait bien le garder, au moins jusqu'à trouver mieux.

Elle n'avait pas faim, c'etait donc bien ça. Ça restait inquietant.
Ada engloutit également la tête du rongeur, donc, puisqu'elle n'en voulait pas, la Princesse. Puis elle lui fit une demande qui amena les yeux d'Adaïmanthe à briller du mille feu. Sa queue fouetta l'air à toute vitesse, elle lui proposait d'etre son amie. C'était trop beau pour être vrai, Ada n'allait plus être seul. Il aboya et lui tourna autour comme un chien pataud et brusque faisant la fête à son maitre. Ça voulait dire oui, définitivement oui.
Maintenant il s'assit patiemment en attendant qu'elle lui donne un ordre quelconque, comme le bon toutou qu'il était. Brave Adaïmanthe.

Il avait l'air très, très heureux de sa proposition. Lassie le regarda exprimer sa joie, et elle crut revoir une scène d'un autre temps - quand, sortant tout juste de l'enfance, elle tournait elle-même autour de ses maîtres de cette façon. Elle trouva cette attitude attendrissante et offrit un doux sourire, bien plus sincère cette fois, au gros chien blanc.

Elle se félicita de l'avoir choisi en tant qu'allié - il semblait doué pour attraper des rongeurs et, même s'il ne se révélait pas si utile que ça en fin de compte, il pourrait toujours servir de bouclier vivant. Enfin... si sa loyauté allait jusque là, bien sûr. Mais Lassie se disait qu'elle ne pouvait rien perdre de cette coopération, et elle commença à se diriger vers la rue en faisant signe de la queue à l'autre de la suivre.

- Allez, viens... Baveux, décida-t-elle de le surnommer, en dédicace au filet de bave qui s'échappait justement du coin des babines du muet.

Autant tester tout de suite de quoi il était capable !

- Baveux ! fit-elle très sérieusement en se tournant vers lui. Un chien m'attaque. Qu'est-ce que tu fais ?

Professeur sévère face à son idiot d'élève, Lassie n'accepterait qu'une seule réponse.