La blague du pneu

Le matin pointait enfin le bout de son museau. Même si, avec la brumasse jaune pourrie environnante, ça se voyait pas tant que ça. Disons que le ciel était plus jaune que noir, et c'était déjà beaucoup demander pour l'île maudite. La nuit, Lassie l'avait passée dans une vieille maison toute chancelante, infestée de rats qui l'avaient empêchée de fermer l'oeil avec leurs insupportables grignotements. Quand ils ne ravageaient pas les poutres, ils s'occupaient des meubles - et quand ce n'était pas ça, c'était les cafards qui grouillaient sous le plancher qui faisaient un boucan de tous les diables.

C'était toujours la même chose, dans les maisons de bois. La prochaine fois, elle songerait à s'installer dans une pièce carrelée - même si les joints entre les carrelages étaient souvent infestés de fourmis. Lequel était le pire ? Dormir dehors, c'était ça le pire. La colley préférait nettement ses rats et ses cafards au vent glaçant des ruelles sombres et à l'humidité de l'immense traquenard qu'était Kajima.

Enfin ! La nuit était passée, les méchants fuyaient le jour - la Belle pouvait donc sortir s'adonner à son éternelle quête de nourriture. Elle avait déjà fouillé tous les anciens magasins du coin mais, dans le doute, elle repartit faire sa tournée.

Elle courait vite, craignant qu'on l'ait devancée, choisissant des raccourcis peu sûrs et bondissant d'obstacle en obstacle. Entre sa deuxième et sa troisième destination, tandis qu'elle progressait de la sorte, la chienne glissa sur un vieux sac poubelle qui l'envoya valser dans un tas de détritus en faisant un bien beau boucan - elle se retrouva coincée avec un pneu de voiture en guise de bouée autour de son ventre. Et elle eut beau se tortiller dans tous les sens, ses longs poils faisaient blocage : impossible de se dégager de là.

- Urrrrrrrrhhh... grogna-t-elle faiblement, très, très énervée.

- Humpf! La gueule pleine, le tosa avait écumé sur son butin en voyant le manège de la femelle. Écumer de rire, oui. Le géant grimpa sur un tas d'ordures, plus haut pour contourner la femelle et son problème de pneu. Lui jetant quelques regards discrets, il manqua de trébucher de son monticule géant de détritus. Il s'accrocha de tout ce qu'il pu mais son appui dégringola sous son poids, le renversant en arrière. Le chien géant s'écrasa au sol, près de Lassie, son dos percutant le sol de plein fouet et lui faisant lâcher son butin, sous la douleur. - Argh! Mon dos! ... Il peina à se relever. - N-non! J'en ai besoin!

Hahaha ! Bien fait pour sa gueule ! Lassie ne l'avait ni vu ni entendu se moquer d'elle, mais le simple fait qu'il ait déjà réussi à choper son butin du jour justifiait qu'il mérite de subir le même sort qu'elle. A savoir : la chute, l'humiliation. Mais la colley s'empêcha de rire ouvertement, se contentant de lui jeter un regard presque sympathisant.

- T'as besoin de ton dos ou de ta bouffe ?

Le dos, s'il ne venait pas de mourir, risquait quand même d'être bien amoché - la bouffe, quant à elle, risquait d'être volée par le premier corbeau passant par là. En somme, le grand chien était bien dans la merde - autant qu'elle-même, ce qui faisait bien plaisir à Lassie. D'ailleurs, il fallait bien se dégager de là, et elle se leva tant bien que mal. Postée sur ses quatre pattes, le pneu toujours ceint autour de son ventre, elle avait l'air bien ridicule - elle tenta de faire quelques pas chancelants qui furent bien minables.

- ... Elle fixa le chien, interdite. ... Si tu m'enlèves ce truc, je te répare ton dos.

Ok Lassie, tu as déjà profité de ton joli minois pour faire avaler des couleuvres à des chiots - mais là non. Là c'est grave.

Au sol comme une tortue retournée, le chien fronça les sourcils.
-... Mon dos... va très bien.. Le chien peina à se relever, il opta alors pour s'allonger sur le ventre. Rampant vers son butin, il jeta un coup d'oeil rapide à la chienne. -...Mais..*koff* Je... je pense pouvoir t'aider... Ses pattes flageolantes le soulevèrent de nouveau et il s'approcha de la femelle pour attraper le haut du pneu dans sa gueule bavante. Sans attendre, une réponse, il tira dessus puis la secoua dans tous les sens.

Ça partait sans doute d'un bon sentiment. Oui, le grand chien avait tout sauf l'air agressif et vicieux - il avait même proposé son aide sans demander de contrepartie. Un exemple de bonté dans ces rues emplies de vice. Oui, mais non.

- Héééé mais arr-arrête, t'es c-con ?! réussit-elle à placer entre ses braillements aigus. L-Lâche, lââââââche ! finit-elle par hurler, de panique et de colère mêlées.

N'empêche, le pneu tout pourri s'était quand même déchiré. Un peu. Pas assez pour libérer Lassie, mais c'était déjà ça - en tout cas, elle ne voulait pas avoir de nouveau droit au traitement du géant.

Le tosa lâcha prise, puis inclina la tête. Le pneu avec la chienne rebondit un peu plus loin.
- J'essaie de t'aider, Petite. ricana-t-il, avec un sourire en coin. - J'essaie de t'aider... Il essuya le surplus de bave de ses babines de sa langue. - Arrête de crier et ça ira vite... l'informa-t-il, en s'approchant d'elle pour " finir le boulot ". Pour la rassurer, il remua un peu la queue, reniflant le haut du pneu de sa truffe humide.

Il essayait de l'aider, il essayait de l'aider... Ouais, mais en attendant, il était pas doué, et il était hors de question qu'il recommence ! Quel malheur qu'il soit aussi grand ! Quand il s'approcha, Lassie recula en fronçant le museau.

- Erk ! Tu me baves dessus !

Elle recula encore d'un pas, méfiante.

- Nan mais laisse, je vais me débrouiller toute seule...

En se tordant le cou, elle arrivait à voir la déchirure qu'avait déjà faite le grand chien, et elle fit claquer ses crocs en direction du caoutchouc pour essayer de l'attraper... en vain. Mais elle était déterminée, alors elle continua à mordre, mordre, mordre dans le vent.

Le tosa sourcilla mais lâcha le pneu, sans plus de cérémonies.
- D'accord. Il l'observa un instant de contorsionner pour se délivrer de sa prison de caoutchouc en s'autorisant un ricanement. La gueule dégoulinante de bave, il passa sa langue dessus et releva finalement son postérieur.
- Tu n'as plus besoin de moi.. hum ? *koff* Je vais y aller alors... Il rattrapa sa proie et entreprit de remonter la montagne de détritus qui le séparait de son but.
Manquant de glisser à chaque pas, il se figea. Remontant les oreilles, lorsqu'un son suspect brisa le silence de mort de la décharge. Le Tosa n'en attendit pas plus pour se magner le postérieur, laissant la femelle avec son pneu.
- ... Bonne chance!

Elle le laissa partir, par pur orgueil stupide, se disant que de toute façon elle était bien mieux toute seule et qu'elle n'aurait aucun mal à enlever ce truc. Jusqu'à ce qu'un bruit retentisse. Interdite, Lassie stoppa ses mouvements, essayant de déceler d'où venait le son. Et puis, le grand chien lui offrit un dernier mot amical, avant de se dépêcher de se barrer. Et, là où elle aurait dû se faire toute petite pour grappiller quelques jours de vie de plus, Lassie, hystérique, se mit à aboyer derrière le borgne de toute la force de ses poumons.

- NON ! ME LAISSE PAS TOUTE SEULE ! JE TE L'INTERDIS !

Bien sûr, elle ordonnait plus qu'elle ne suppliait, et ses aboiements suraigus résonnaient dans la décharge toute entière - si un prédateur plus gros qu'eux était dans le coin, nul doute que la colley venait de griller leur position.